Passer d'une autoroute urbaine à un espace public

Partie 2 : Les boulevards de la ville bourgeoise et industrielle

Entre 1818 et 1851, Bruxelles aménage, sur les terrains des anciennes fortifications, une ceinture de boulevards (voir Partie 1 : Des remparts aux boulevards). Quel rôle ont joué ces boulevards dans la ville du XIXe siècle ? Et comment les Bruxellois se sont-ils appropriés ce nouvel espace ? C’est ce que nous vous expliquons dans cette deuxième partie.

Boulevard du Jardin Botanique vers 1840

Boulevard du Jardin Botanique vers 1840.
A. Baron et H. Moke, La Belgique monumentale, historique et pittoresque, Bruxelles, 1844.

Les boulevards dans le haut de la ville

Depuis toujours, le haut de la ville était la zone où résidait l’aristocratie urbaine. Dès leur conception, les nouveaux boulevards doivent refléter les pouvoirs récemment acquis par la haute bourgeoisie. On leur attribue un caractère principalement résidentiel (maisons de maître), mais on y installe aussi des institutions scientifiques (Observatoire, 1826-32 et Jardin Botanique avec orangerie, 1826-29) et l’on y construit le palais du Prince d’Orange (bâtiment qui abrite, à partir de 1876, deux – et même plus tard cinq – des académies royales de Belgique).

Peu de temps après démarre l’urbanisation des alentours de Bruxelles avec le prolongement de la rue Royale vers Schaerbeek (église de Sainte-Marie, 1844) et l’aménagement du Quartier Léopold à partir de 1838 (aujourd’hui Quartier européen). La conséquence de ces extensions ? Les boulevards ne se situent plus au bord de la ville, mais deviennent un endroit-clé entre le haut de la ville et les faubourgs bourgeois… un véritable lieu de rencontre pour l’aristocratie.

Les pavillons d'octroi à la Porte de Ninove

Les pavillons d’octroi à la Porte de Ninove.

Les boulevards consistent en une allée centrale de 15 à 20 mètres de large, flanquée d’une contre-allée pour piétons d’un côté et d’une contre-allée pour cavaliers de l’autre, toutes deux larges d’au moins 6 mètres, et à côté de celles-ci des chaussées latérales. La chaussée côté ville donne accès aux immeubles adjacents, tandis que la chaussée côté extérieur borde le mur d’octroi. Ce dernier constitue la limite à l’intérieur de laquelle la ville prélève, jusqu’en 1860, le droit d’octroi. [1] Le mur – une palissade ou grille le long d’un fossé, sauf dans l’ouest où il est limité par le canal – est interrompu à quatorze endroits. Les pavillons d’octroi y sont érigés. [2]

Les boulevards aristocratiques sont avant tout dédiés à une activité récréative : la promenade. Populaire auprès de la bourgeoisie parisienne depuis la fin du XVIIe siècle, ce phénomène de mode s’est étendu ensuite à notre capitale.

Le boulevard d'Anvers, fin du XIXe siècle

Le boulevard d’Anvers, fin du XIXe siècle.
Collection Belfius.

Le collège de la Ville rédige un règlement de police qui s’applique spécifiquement aux boulevards. Il définit, entre autres, les véhicules autorisés sur les différentes allées des boulevards. A cet endroit sont installés les premiers panneaux de signalisation de Bruxelles. Par après, la fonction récréative des boulevards se voit à nouveau renforcée : à partir de 1851, l’allée centrale des boulevards entre la Porte de Schaerbeek et la Porte Louise est réservée aux calèches. Tout transport de marchandises y est interdit et les pavés cahoteux sont remplacés par le macadam, un matériau plus confortable.

Les boulevards dans le bas de la ville

A partir des années 1820, l’industrialisation de Bruxelles connaît un grand essor. Afin d’approvisionner la capitale en charbon, le Canal Bruxelles-Charleroi est construit entre 1827 et 1832, et frôle l’ouest du Pentagone. En 1835, le premier chemin de fer du continent européen est mis en service entre Malines et Bruxelles. La gare de l’Allée Verte constitue le terminus de la ligne. Une Gare du Nord monumentale s’érige rapidement (1841-46), ainsi que sa place dédiée, aujourd’hui la place Rogier, implantée à l’endroit où la rue Neuve aboutit sur les boulevards. La gare de l’Allée Verte sert alors principalement à acheminer des marchandises. Entre temps, la gare des Bogards ouvre ses portes dans le sud du Pentagone (place Rouppe). Elle est remplacée en 1856 par la Gare du Midi. Pour le convoi des marchandises, une voie ferrée sur les boulevards ouest relie la gare de l’Allée Verte au chemin de fer allant vers le sud du pays.

Les boulevards au niveau de l'actuelle place de l'Yser vers 1890

Les boulevards au niveau de l’actuelle place de l’Yser vers 1890. Au premier plan, l’ancien tracé du Canal de Willebroek ; dans le fond, le boulevard Léopold II.

Tout comme leurs équivalents dans la ville haute, les boulevards dans le bas de la ville ont été conçus pour la promenade. Cependant, le développement industriel le long du canal et des chemins de fer modifie de façon conséquente l’usage qui est fait de l’espace. Usines, ateliers, entrepôts, maisons ouvrières et Abattoirs de Bruxelles (1842) [3] dessinent le paysage des boulevards. Sur et autour de ceux-ci s’observe une circulation dense de marchandises et de personnes : un va-et-vient de bateaux, trains, chariots et charrettes.

Les sections « neutres » des boulevards

Comme nous le démontrons ci-dessus, les boulevards font partie intégrante de la géographie sociale bipolaire de Bruxelles. Par leur aménagement, les règlements en vigueur et l’implantation, à proximité, de lieux d’activités bien définis, les boulevards renforcent d’autant plus le contraste entre le haut et le bas de la ville, entre la lenteur et le calme de la promenade d’un côté et la circulation rapide, chaotique et causant des nuisances à l’autre partie.

Les boulevards vers 1850. Esquisse basée sur un projet de recherche à l’ULB « Le Diable à Bruxelles »

Les boulevards vers 1850. Esquisse basée sur un projet de recherche à l’ULB « Le Diable à Bruxelles ».

Toutefois, il n’y s’agit pas d’un contraste abrupt. Entre les boulevards aristocratiques et les boulevards populaires se trouve une zone neutre, moins étendue au nord qu’au sud. Dans le nord, cette zone se situe autour de la Gare du Nord (entre le Jardin Botanique et la gare de l’Allée Verte). Dans le sud, le tronçon entre la Porte de Namur et celle de Hal constitue une transition en douceur. Les deux secteurs hébergent magasins, cafés et centres d’amusement, mais également l’hôpital de Saint-Pierre (1843) et l’Hospice Pachéco (1843). Ces parties de boulevards sont fréquentées autant par les couches privilégiées qu’ouvrières.

Il est évident que les boulevards ont fortement changé d’apparence au cours du XXe siècle. Cependant, quiconque un temps soit peu familiarisé avec le Bruxelles d’aujourd’hui constate que chacune des composantes de la Petite Ceinture a pu conserver son cachet de façon remarquablement intacte.

La troisième partie de cette série vous dévoilera comment la Petite Ceinture est devenue petit à petit la voie de circulation principale de Bruxelles.

 

Ouvrages principaux consultés :

Abeels G. et al., Pierres et Rues. Bruxelles : Croissance urbaine 1780-1980, Bruxelles, 1983.
Brandeleer C. et al., Le partage de l’espace public en Région de Bruxelles-Capitale (Cahiers de l’Observatoire de la mobilité de la Région de Bruxelles-Capitale. 5), Bruxelles, 2016 – à consulter ici.
Demey T., Bruxelles. Chronique d’une capitale en chantier, I, Bruxelles, 1990.
Dessouroux C., Espaces partagés, espaces disputés. Bruxelles, une capitale et ses habitants, Bruxelles, 2008.