Pour la construction d’infrastructures routières, les exigences techniques ne sont pas les seules en jeu. L’insertion de ces infrastructures dans le contexte urbain et paysager doit elle aussi être étudiée. Ce principe de base est communément accepté depuis une trentaine d’années.
Quant aux moyens de mettre en pratique une telle insertion, ils ont fait l’objet d’un nombre considérable d’études de la part des architectes et urbanistes. [1][1] Parmi les études des dernières années peuvent être citées K. Shannon et M. Smets, The landscape of contemporary infrastructure, Rotterdam, 2010 et J. Mensink dir., Stromen en verblijven. Naar een integrale ontwerpvisie op verkeer en openbare ruimte, Rotterdam, 2013. Dans la littérature spécialisée et quelques projets récents, on distingue grosso modo deux méthodes de travail : d’une part, la dissimulation et le voûtement des infrastructures et d’autre part, une redistribution de l’espace en surface.
Un recouvrement consiste à « enterrer » les infrastructures routières et à assigner l’espace ainsi libéré en surface à d’autres finalités. La présence de la voiture et les nuisances qu’elle provoque sont dissimulées à la vue (et aux autres sens). Les barrières physiques disparaissent, tandis que l’aménagement de places et de parkings augmente la qualité de l’environnement. Souvent, des possibilités de nouveaux projets immobiliers voient également le jour.
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À Saint-Denis, près de Paris, les Jardins Wilson ont été aménagés sur un tronçon de l’A1 couvert sur plus d’un kilomètre. L’autoroute urbaine qui a traversé le downtown bostonien pendant des décennies du haut d’un viaduc a été mise sous terre (le « Big Dig ») ; plusieurs espaces publics diversement aménagés se succédant sur le toit du tunnel. [2][2] The Central Artery/Tunnel Project – The Big Dig – Massachusetts Department of Transportation. D’autres projets du même genre ont vu le jour à Utrecht (tunnel du Leidsche Rijn sur l’A2 [3][3] Leidsche Rijntunnel – Wikipedia et Willem-Alexanderpark – Gemeente Utrecht.) et Madrid (M-30, projet Madrid Río [4][4] Madrid Río – West8 et Parque Madrid Río – Ayuntamiento de Madrid.), d’autres sont en cours d’exécution à Maastricht (passage de l’A2 [5][5] De Groene Loper. Een plan voor stad en snelweg. A2maastricht.nl.) ainsi que dans plusieurs villes des États-Unis. À Anvers, l’initiative citoyenne Ringland demande un recouvrement du ring qui ceinture la ville, à l’exemple de ce qu’a fait Madrid. [6][6] Ringland. Overkapping van de Antwerpse ring.
Chacun de ces projets vise une situation gagnant-gagnant : pour la fluidité du trafic et pour la qualité de vie dans les environs directs. Ils se caractérisent par le fait que la capacité routière est maintenue, voire renforcée – à Boston par exemple, l’autoroute urbaine est passée de six à huit ou dix bandes de circulation. [7][7] « Transportation departments are not opposed as long as the plans don’t reduce highway capacity. » H. El Nasser, Urban parks take over downtown freeways – USA TODAY, 2010. Par ailleurs, une reconfiguration de ces bandes, entre autres une scission de la circulation locale et du trafic de transit, est supposée renforcer la fluidité.
Redistribution
Dans cette approche, l’espace disponible est redistribué au bénéfice de la fonction de séjour et des modes de transport actifs. L’approche se base sur la notion de « demande latente de trafic » : l’infrastructure induit la circulation.
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L’Embarcadero Freeway à San Francisco avant 1989.
Ce mécanisme fonctionne aussi à rebours. Le phénomène de « l’evaporation du trafic » s’est produit à San Francisco et à Séoul, entre autres exemples. En 1989, un tremblement de terre a endommagé l’Embarcadero Freeway, l’un des viaducs autoroutiers les plus empruntés de San Francisco. La ville a décidé alors de le démolir et de le remplacer par un boulevard au sol et par une ligne de tram. La crainte était de voir le secteur s’asphyxier, mais à la surprise générale, le trafic motorisé s’est réduit de moitié. [10][10] T. Loomans, Why Crumbling Urban Freeways Should be Torn Down And No New Ones Should be Built – Firefly Living, 2013 et C. Jagers, Where will all the traffic go? – Medium, 2013 À Séoul, l’autoroute urbaine qui occupait le lit de la rivière Cheonggyecheon a cédé la place, dans les années 2003-05, à une reconstruction contemporaine du cours d’eau. Les villes de Portland, Milwaukee et Toronto ont également démoli plusieurs tronçons d’autoroutes urbaines. De manière générale, les États-Unis sont traversés par un mouvement de fond qui plaide en faveur d’une « urban freeway removal ». [11][11] Voir par exemple Removing Freeways – Restoring Cities.
L’Embarcadero aujourd’hui : boulevard urbain et ligne de tram.
Plus près de chez nous, la ville de Lyon a réaménagé une authentique autoroute urbaine, la rue Garibaldi, en boulevard : les tunnels ont disparu, le nombre de bandes de circulation a diminué et les piétons, les cyclistes et les transports en commun se sont vu attribuer davantage de place. [12][12] Lyon Rue Garibaldi – La métropole de Lyon. Dans d’autres villes françaises comme Bordeaux, Nice et Strasbourg, le retour du tram, généralement en site propre, s’accompagne d’une redistribution à grande échelle de l’espace. [13][13] E. Jaffe, What France Can Teach U.S. Cities About Transit Design – CityLab, 2014.
À l’instar des recouvrements, ces projets ont pour but de supprimer les barrières, de revitaliser les quartiers avoisinants, de créer des espaces verts et de favoriser l’investissement dans l’immobilier. Mais contrairement aux recouvrements, ces interventions ont potentiellement un énorme effet multiplicateur spatial. Une réduction de la capacité routière réservée à la circulation motorisée au profit d’autres modes de transport sur une route spécifique modifie en effet les habitudes de déplacement des habitants d’une zone dépassant largement le périmètre de l’intervention. La portée et l’impact de la réduction de capacité sur ces habitudes de déplacement dépendent naturellement de la fonction de la voirie concernée au sein du réseau routier urbain.
Des études montrent que dans un contexte routier, les réactions au changement sont bien plus complexes qu’on ne l’admet généralement. [14][14] « The behavioural responses that people make following a change in road conditions are much more complex than has previously been assumed, or allowed for in traditional transport modelling. » S. Cairns, S. Atkins et P. Goodwin, ‘Disappearing traffic? The story so far’, Proceedings of the Institution of Civil Engineers. Municipal Engineer, 151 (2002), 18-19. Les personnes optent pour d’autres modes de transport ou d’autres horaires pour gagner leur destination, quand elles n’en cherchent pas une autre pour leurs activités. Si le transfert modal attendu peut être géré par une offre solide en modes de transport alternatifs, la diminution de la circulation automobile aura un impact positif sur la qualité de vie dans les quartiers proches des infrastructures routières, mais aussi dans toute la ville.
À Bruxelles, préserver la capacité et la fluidité du trafic sur les axes structurants reste aujourd’hui encore un objectif politique de première importance. [15][15] Extrait du Plan Régional de Développement : « Un deuxième groupe d’espaces structurants […] vise le renforcement de la part de l’espace dévolu à la mobilité douce, sans pour autant porter atteinte au trafic automobile (volume et fluidité). […] Il s’agit plus particulièrement des rocades […] » Plan Régional de Développement. Les 12 priorités, AATL, Bruxelles, 2002, 126 (PDF). Si l’on souhaite dans le même temps améliorer la qualité de l’habitat le long de ces axes, des interventions de recouvrement s’imposent. Ce raisonnement, déjà en vogue dans les années 1980, est à l’origine de la construction du tunnel Léopold II. [16][16] T. Demey, Bruxelles. Chronique d’une capitale en chantier, II, Bruxelles, 1992, 61. Les récentes études de faisabilité pour le recouvrement de la Petite Ceinture à hauteur de Botanique et entre Louise et Trône poursuivent cette politique. [17][17] Kleine Ring overkapt tussen Troon en Louiza, BRUZZ, 20 décembre 2012 et Kleine Ring kan ondergronds aan Kruidtuin, BRUZZ, 2 avril 2014. Le gouvernement bruxellois actuel a annulé le recouvrement entre Louise et Trône parce que celui-ci s’avère trop coûteux et trop compliqué. Geen overkapping Kleine Ring tussen Troon en Louiza, BRUZZ, 15 septembre 2014.
La construction de nouveaux tunnels ne constitue cependant pas une solution efficace pour une artère intra-urbaine comme la Petite Ceinture. Un recouvrement perpétue les vieilles habitudes en matière de mobilité, produit des effets positifs pour la qualité de vie à une échelle extrêmement localisée et entraîne des frais de construction et d’entretien très élevés sur une longue période.
Des projets de recouvrement se justifient pour des (auto)routes de transit présentant un intérêt national et international, c’est-à-dire des voies qui possèdent une fonction de jonction importante. La Petite Ceinture agit quant à elle comme un collecteur de trafic : d’une part, elle draine les navetteurs en provenance ou à destination de la zone de bureaux la plus vaste du pays, d’autre part, elle rassemble et distribue le trafic intra-urbain. Pour ces deux types de déplacements, des formules innovantes sont mises en pratique dans le monde entier : elles développent les transports en commun et le vélo pour en faire des alternatives dignes de ce nom, attrayantes et complémentaires. Il n’y a pas de raison de penser qu’à Bruxelles, il ne serait pas possible d’explorer de nouvelles pistes dans cette optique. PetiteCeinture.be entend amorcer ce type de piste.
La redistribution spatiale proposée va de pair avec une modification des fonctions de circulation des boulevards. Cette modification est envisageable si le rôle des boulevards dans le tissu urbain et le réseau routier est redéfini et si l’intervention sur l’espace est intégrée dans un plan de mobilité multimodal. [18][18] Dans la proposition de réaménagement, l’infrastructure n’est voûtée qu’aux endroits où, soit la circulation automobile et les autres fonctions ne peuvent pas partager l’espace en raison de gabarits limités, soit la redistribution de l’espace résulterait en une présence de trafic motorisé, qui nuirait aux autres activités dans l’espace.
Dans la proposition, le réaménagement des boulevards à l’échelle locale fait partie intégrante d’un processus qui remodèle la mobilité dans la région métropolitaine au sens large. En même temps, il peut servir de vitrine pour cette transition. La proposition réunit les univers, souvent distincts, de la mobilité et du développement territorial, pas uniquement parce que cette convergence bénéficie aux deux, mais aussi parce qu’il n’est pas possible de faire autrement.
Le réaménagement ouvre entre autres des perspectives pour de nouveaux lieux de vie, de détente et de rencontre et de nouveaux espaces verts dans les quartiers du centre, fortement bétonnés. Mais en plus, toute intervention sur la circulation entraîne un effet boule de neige sur la mobilité dans la région métropolitaine au sens large et génère des bénéfices sociaux, économiques et environnementaux pour une zone qui dépassent le simple périmètre de l’intervention.